J’ouvre mes yeux. Ma tête me tourne. Des cordes retiennent mon corps. Bien sûr. Vincent m’a attaché après m’avoir assommé.
L’air est froid. J’ouvre la bouche et j’expire. L’air se condense et se cristallise. De petits morceaux de glace tombent au sol. Bien entendu. Je n’ai aucune raison de me retenir désormais.
Vincent a tué quelqu’un dans cette pièce. Une femme. Pour que je mange sa chair déguisée en repas. Ce n’est pas Manon. Il n’a jamais connu Manon. Je lui ai fait quitter la ville il y a bien longtemps. Depuis que je lui ai dit la vérité sur ce que je suis. Elle est terrifiée par moi. Qui ne le serait pas, après avoir su ce que j’avais fait?
Je me concentre. Les cordes se gèlent, se transforment en cristaux argentés et je les brise aussi facilement que je peux casser du bois. Je me lève. Les souvenirs refont surface.
Moi, à 4 ans. Mes doigts sont bleuis par le froid, mais je ne ressens rien. De la glace se forme à leurs bouts. Je mets ma main sur un mur et il commence à se couvrir de glace.
Moi, à 7 ans. J’entends mes parents discuter entre eux. Ils sont inquiets car leurs « fils à un cœur de glace. ». Ils n’ont pas tort. Je ne ressens rien. Je fais à semblant d’être heureux ou triste.
Moi, à 10 ans. Des intimidateurs me font des misères à l’école. Je les ignore toujours, mais quand ils s’en prennent à quelqu’un d’autre, pour la première fois de ma vie, je ressens quelque chose. De la colère, de la rage. Je perds le contrôle. L’un des agresseurs est mort congelé. Je ne regrette pas de l’avoir tué avec mes pouvoirs mais, depuis, ma vie à basculer.
Moi, à 15 ans. Toujours prétendre avoir des émotions. Retenir la glace en moi. Je rencontre Manon pour la première fois. Elle semble intéressée par moi. Je prétends être intéressé à elle. Après tout, n’est-ce pas le début d’une « relation amoureuse »?
Moi, à 18 ans. Je suis en « couple » avec Manon. Elle déteste les secrets, les mensonges, alors il est temps qu’elle connaisse la vérité sur ce que je suis. Manon est terrifiée. Je lui force à quitter la ville. Je ne veux pas lui faire de mal si jamais je perds le contrôle.
Moi, maintenant. Je suis debout dans la chambre froide de La Gueule de Saturne. Le plan de Vincent a échoué. Je n’ai pas mangé la chair de sa victime. Il compte me tuer. Je le sais. Il pense qu’en me mangeant il va pouvoir goûter à nouveau. C’est impossible. Si Vincent hérite quelque chose en me dévorant, ce sera mon cœur de glace, mes pouvoirs. Une malédiction pire que sa propre existence.
J’entends la porte s’ouvrir. Vincent entre, armé d’un couteau de cuisine.
« Inutile. » Lui dis-je d’un ton neutre et froid. Ma vraie voix. Le Rody qui souriait aux clients, qui est toujours heureux, est parti.
Je tends une main en direction de son arme et le couteau se retrouve congelé. Vincent lâche son arme, surpris.
« Comment…? » Parvient-il à me dire. « Depuis tout ce temps, tu… »
« Oui. » Lui dis-je. « Je n’ai aucune raison de la retenir maintenant. Adieu, Charbonneau. »
Je forme de gros morceaux de glace autour de moi. Charbonneau prend peur et il s’enfuit en fermant la porte derrière lui. Perte de temps. Je lance les morceaux de glace et ils défoncent la porte. Je sors de la chambre froide. Charbonneau est au fond de la cuisine. Il ne parvient pas à cacher sa terreur.
« Ro-Ro-Rody! A-Attends, tu n’as pas à faire ça. À quoi bon me tuer? »
« Parce que vous allez recommencer. Même si je pars, vous allez transformer d’autres innocents en repas. »
« C’est faux! J’ai tué cette femme pour toi! Mon plan… »
« Je le connais, votre plan. Qui me dit que vous n’allez pas tenter de manger quelqu’un d’autre que moi? Pour pouvoir goûter à nouveau, vous êtes prêt à tout, n’est-ce pas? »
« J-J-Je… N’approche pas! »
Il s’empare d’un autre couteau de cuisine. Croit-il vraiment m’intimider avec ça? Je forme de grosses pointes de glaces.
« RO-RODY! JE T’AIM--! »
Charbonneau n’a pas eu le temps de finir. Les pointes de glaces foncent sur lui et l’empaillent au mur. Un va dans son cou. Deux dans sa poitrine. Un sur chaque jambe. Son sang coule à flots. Je regarde ses yeux. Ils sont écarquillés et figés par la terreur. Je fais disparaitre les pointes de glace. Les tripes sortent de la poitrine de Charbonneau avant que son cadavre tombe au sol. Je crois même voir son cœur sanglant tombé sur le plancher. Sa menace n’est plus. Je lui tourne le dos et je quitte La Gueule de Saturne.
Étrangement, une question me trotte dans la tête. Que penserait Manon de tout cela? J’ai encore tué. Comme la dernière fois, je ne regrette rien. Charbonneau disait m’aimer avant de mourir. Pourtant, qui essaieraient de tuer ceux qu’ils aiment?